samedi 31 mai 2008

UN CRIME DANS LA TETE (2004)

Le major Bennett Marco (Denzel Washington), vétéran du premier conflit du Golfe cantonné à des tâches de relations publiques, fait une conférence sur la Médaille d’honneur du Congrès - la plus haute distinction militaire américaine - attribuée à Raymond Shaw (Liev Shreiber), aujourd’hui probable candidat à la vice-présidence pour le compte de son parti.

Douze ans plus tôt, au cours d’une embuscade dans le désert du Koweït, le sergent Shaw, taciturne héritier d’une famille de patriciens de la côte Est, sauva à lui seul la patrouille commandée par son supérieur, le major Marco. A l’issue de la conférence, Al Melvin (Jeffrey Wright), ancien membre de la patrouille, aborde Marco. Dans un état de détresse psychologique avançée, l’ex-caporal Melvin lui parle des rêves horribles qu’il fait chaque nuit, des rêves en relation avec l’embuscade.

Pour le major Bennett Marco, c’est le début de la prise de conscience que les cauchemars de son ancien frère d’armes sont aussi les siens et qu’ils pourraient devenir ceux du pays tout entier à l’aube de l’élection présidentielle toute proche...

UN LIVRE DANS LES TÊTES

« Bien que les paranoïaques fassent de grands leaders, ce sont les personnes rongées par le ressentiment qui sont leurs meilleurs instruments parce que ceux-là, affligés du cancer de la psyché, font les grands assassins. » (Richard Condon, Un crime dans la tête)

Tout commence en 1959 avec Un crime dans la tête, le roman best-seller de Richard Condon, un thriller politique qui terrifie alors ses lecteurs et alimente très vite les conversations sur le thème : « cela peut-il réellement arriver ? » Il ne faut pas longtemps avant qu’Hollywood ne prenne les droits de cette version moderne de l’assassinat du président Lincoln mettant dos-à-dos le communisme et le maccarthysme pour l’adapter au grand écran.

John Frankenheimer met son expérience et sa précision acquises à la télévision au service d’un scénario effrayant et tragique signé George Axelrod. Frank Sinatra livre une de ses meilleures performances d’acteur dans le rôle du major Marco, Laurence Harvey est magistral dans le rôle de Raymond Shaw, l’anti-héros pathétique de l’histoire et Angela Lansbury, à mille lieues de son futur personnage de la série Arabesque, personnifie ce qu’il faut bien appeler « la mère de toutes les peurs ».

Sortie en 1962, cette première adaptation du roman de Condon va trouver un écho tristement inattendu avec l’assassinat l’année suivante du président John Fitzgerald Kennedy, ce qui lui vaudra d’être retiré de la circulation pendant 25 ans. En 1991, Tina Sinatra, fille de Frank, et son père discutent de l’idée de produire un remake du film mais c’est seulement en 2004 que le producteur Scott Rudin, Tina Sinatra et le réalisateur-producteur Jonathan Demme (Le Silence des agneaux) s’associent pour plonger de nouveau les spectateurs dans les ténèbres de l’esprit de Raymond Shaw.

LE CANDIDAT MANDCHOU

Le candidat mandchou c’est Raymond Shaw, Raymond Prentiss Shaw. Héros de guerre, enfant chéri de l’Amérique et de sa mère, Eleanor Prentiss Shaw (Meryl Streep, imaginez la mère de Norman Bates en pire). Sénateur depuis le décès de son époux, la dame de fer nourrit de hauts desseins pour son politicien d’héritier, congressiste apprécié.

N’est-il pas charismatique, charmeur et si consensuel avec un programme ambigu teinté à la fois de New Deal post-moderne et de sécuritarisme républicain. Il ne lui manque plus que le visa de son parti pour être candidat à la vice-présidence, ce qu’Eleanor lui obtient après d’âpres négociations de dernières minutes. Oui, Raymond Prentiss Shaw est bien l’homme providentiel dont les Etats-Unis d’Amérique ont besoin.

Si seulement il n’avait pas ce sourire étrange lorsqu’on prononce distinctement son nom complet au téléphone et si seulement son médecin, le docteur Atticus Noyle (Simon McBurney) n’était pas un généticien sud-africain recherché pour crimes de guerre. Mais à l’instar des hommes qu’il avait sous ses ordres dans le Golfe Ben Marco en convient : « Raymond Shaw est le type le plus courageux, le type le plus généreux que j’ai connu jusque-là. » D’ailleurs tout le monde en convient à la virgule près.

LE CAUCHEMAR A DEJA COMMENCE

Plus qu’une simple copie carbone du film de Frankenheimer, la version 2004 de Un crime dans la tête devient sous la plume des scénaristes Daniel Pyne et Dean Georgaris et la vision de Jonathan Demme un thriller contemporain à clés. Le contexte de 1962 (la Guerre froide) est habilement remplaçé par les angoisses sécuritaires des Américains, mais si la trame du livre et du film original, d’une rigueur intemporelle, reste quasi-inchangée, le petit plus du film réside dans de savoureuses allusions à des dossiers politico-financiers d’actualité.

Ainsi le puissant fond d’investissement Manchurian Global (notons au passage l’habile justification du titre car point de méchants asiatiques comme dans la première version), sponsor des activités politiques d’Eleanor Shaw et de son fils, rappelle furieusement un groupe que nous appellerons ici Carliburtel. Des flashs de chaînes d’information permanentes dans le plus pur style Fox News sont là pour enfoncer le clou avec notamment un compte-rendu d’une situation de crise en Indonésie.

Avec un cadre pareil, il fallait offrir une distribution soignée : Jon Voight (le sénateur Jordan, adversaire d’Eleanor), Kimberly Elise (Rosie, l’unique alliée de Ben), Ted Levine et le Suisse Bruno Ganz, dont le personnage n’aurait pas dépareillé dans X-Files - entre autres, sont réunis autour de Denzel Washington, Meryl Streep et Liev Shreiber, de facto candidats (...) de choix à la course aux Oscars.

Liev Shreiber confirme avec ce film qu’il est un des acteurs dont il faudra suivre de près la carrière ces prochaines années. Si le Raymond Shaw du grand Laurence Harvey n’inspirait qu’une sympathie de dernière minute, celui de la version 2004 a de telles qualités humaines que la tristesse que nous inspire sa situation de pion manipulé, si ce n’est de victime, n’en est que plus grande.

CAPRICORN 911

Au premier degré The Manchourian Candidate 2004 est un film à suspense haletant dont l’intrigue bénéficie en prime d’un retournement de situation destiné à ceux qui connaissent le film original et pourraient imaginer se trouver en terrain connu avec cette nouvelle exploration des rêves horrifiques du major Bennett Marco.

Plus profondément, Un crime dans la tête s’inscrit dans la lignée des thrillers contestataires des années 1970 comme Les hommes du président, A cause d’un assassinat ou Capricorn One mais ce n’est pas un pamphlet, plutôt un constat lucide et inquiet bien que non dépourvu d’espoir. Héritier d’Hitchcock et de Pakula, Jonathan Demme nous offre un film efficace et salutaire dont on aimerait qu’il en inspire d’autres de cette espèce car le cinéma américain n’est jamais aussi bon que lorsque l’Amérique s’interroge sur elle-même.

Le téléphone sonne. Raymond Shaw, Raymond Prentiss Shaw va répondre. Son cauchemar, celui d’Al Melvin et de Ben Marco va commencer. C’est aussi le nôtre.

Parce que Raymond Shaw est le type le plus courageux, le type le plus généreux que nous ayons connu jusque-là.

vendredi 30 mai 2008

VISIONS OF ENGLAND (BERG PUBLISHERS)

Paul Dave, Maître de conférences en cinéma à l'Université de Londres Est, analyse la relation entre ce qui fait la notion d'« Anglitude » et le cinéma britannique contemporain, à travers le prisme du cœur de cette notion et de la culture britannique en particulier : le concept de Classe.

« Pour être brutal [...] il [y a] une certaine incompatibilité entre les termes « cinéma » et « Angleterre »... » (François Truffaut, cité par Roy Armes dans A Critical History of the British Cinema)

« La lutte des classes est terminée et nous l'avons gagnée. » (Harold Macmillan, Premier Ministre britannique, 1959)

MASTER CLASS

Le cinéma est à la fois une industrie et un art, mais c'est également le reflet des sociétés, des Histoires, et des cultures dont les films sont issus. Et un des premiers (et nombreux) mérites du livre de Paul Dave est de nous rappeler - malgré la déclaration provocatrice de François Truffaut - que l'industrie du cinéma britannique n'est pas seulement un réservoir de talents techniques et artistiques pour des productions américaines délocalisées comme Harry Potter et l'excellent Basic Instinct 2 (film qui utilise de fascinante manière ses exterieurs londoniens), ou bien « une poignée de gens à Londres qui ne peuvent pas obtenir de Carte Verte » (Alan Parker, Will Write and Direct for Food, Page 85).

Mais l'élément le plus intellectuellement attractif de Visions of England est la pierre angulaire du livre : la notion de Classe comme composante essentielle de la culture anglaise, reflètée comme dans un miroir par le cinéma britannique contemporain.

« L'enchantement de l'Anglitude consiste en la dissociation de la notion de classe et de la lutte des classes ou, ce qui revient au même, de la notion de classe et du capitalisme. » (Paul Dave, Visions of England, Préface)

Suivant brillamment les pas illustres de Eileen Meiksins Wood et Andrew Higson avec une synthèse originale entre la sociologie et l'étude du Cinéma, Paul Dave explore une période vaste de l'Histoire de l'industrie cinématographique britannique, depuis les films de « Patrimoine » de l'ère Thatcher-Major jusqu'à des films plus expérimentaux (par exemple, London Orbital - 2002), sans oublier les « Contes de fée » comme Coup de foudre à Notting Hill (1999), ou encore des monuments tels que Trainspotting (1996).

« Les historiens du cinéma s'accordent sur le fait qu'entre les années 1940 et les années 1980 survint une dislocation de l'unité de la communauté nationale telle que représentée dans les films tournés durant la guerre. » (Paul Dave, Visions of England, Page 10)

MAITRES...

« Let's play Master and Servant » (Depeche Mode)

« Les extensions supérieures du système de classe anglais semblent fasciner les cinéastes. Particulièrement l'aristocratie et la strate haute des classes moyennes, sujets principaux de ce que certains critiques ont qualifié de « film de Patrimoine » britannique. » (Paul Dave, Visions of England, Page 27)

Le genre du film de Patrimoine inclut les productions Merchant Ivory - ce que le réalisateur et dessinateur Alan Parker a appelé le « style Laura Ashley » dans un dessin cultissime (Voir Will Write and Direct for Food, page 93 - ce livre à propos du cinéma étant définitivement un des préférés de l'auteur de cet article), des films comme La route des Indes (1984), ou même des drames télévisuels comme Le joyau de la couronne. A certains égards, c'est ce que Inspecteur Barnaby ou Miss Marple sont pour la télévision britannique : des clichés de carte postale bien lisses, la manière dont les européens continentaux ou les spectateurs US se représentent souvent le cinéma britannique dans une sorte de fantasme collectif (1).

Les principales caractéristiques du genre, telles qu'identifiées par l'historien du film britannique Andrew Higson, sont de « somptueuses mises en scène mettant montrant des éléments du Patrimoine (paysage, intérieurs, architecture, costumes)» (Higson cité par Paul Dave, Visions of England, Page 28) et « une célébration nostalgique et conservatrice des valeurs et du style de vie des classes privilégiées » (Ibid.)

« Les autorités ont été déçues de trouver, non les vestiges du gangster mais Les vestiges du jour, un film ennuyeux de Merchant Ivory avec Sir Anthony Hopkins.
- Hum, curieux qu'ils aient confondu... » (Diane Simmons et Tom Tucker, Les Griffin: Stewie Griffin se met à nu)


Visions of England explore et étend le travail de Higson sur le sujet avec l'analyse de quelques films de Patrimoine emblématiques : Les Chariots de feu (1981), Les vestiges du jour (1993) ou des avatars plus récents comme Des Anges et des insectes (1995) ou The Tichborne Claimant (1998), et établit même une filiation entre le « Patrimoine » et Quatre mariages et un enterrement (1994) - la matrice de certains des films les plus connus de la compagnie Working Title jusqu'à Les Sentinelles de l'air (le livre de Paul Dave propose des développements plus approfondis sur ce point spécifique).

MARK DARCY AU MILIEU

« Tu te souviens de Mark Darcy, chérie? Le fils de Malcolm et Elaine ? C'est un de ces super avocats haut de gamme. Divorçé. Elaine dit qu'il travaille tout le temps et qu'il est terriblement seul. Je crois qu'il pourrait venir au buffet dinde au curry du Nouvel An d'Una, en fait... » (Helen Fielding, Le Journal de Bridget Jones)

Paul Dave lie ce qu'il appelle « la culture du capitalisme néo-libéral « millénaire » » et l'évolution de la classe moyenne telle que projetée dans les films commerciaux britanniques à succès des années 1990, où Londres fut transformée en « cité des délices de conte de fée » ou en un « village enchanté » (Robert Murphy, cité Page 45) .

« Le film [Coup de foudre à Notting Hill] préfère suggèrer que le privilège est la récompense d'un charme anglais non-assumé... » (Paul Dave, Visions of England, Chapitre 2, Page 47)

Dans cette perspective, non seulement Coup de foudre à Notting Hill, Le Journal de Bridget Jones (2001) et sa suite font l'objet de l'attention de l'auteur mais le rappel par Dave du contexte de ces films (de la compagnie Working Title) restera pour les cinéphiles et les spécialistes de cinéma comme un très précieux instrument de compréhension de la récente Histoire de l'industrie britannique du cinéma.

Un tel morceau de bravoure serait suffisant pour la satisfaction du lecteur mais Paul Dave continue sa démonstration avec Pile & Face, film Miramax (1998) - six pages qui méritent un cours dans les écoles de cinéma. (« Pile & Face ouvre les fissures de cette « nouvelle classe moyenne » - son identité est vue décousue sous l'impact de la dynamique capitaliste », Page 55).

... VALETS ET JOKERS

« A working class hero is something to be. If you want to be a hero well just follow me, If you want to be a hero well just follow me. » (John Lennon, Working class hero)

« Comme par un processus d'action retardée, Les Virtuoses donna corps à une humeur populaire perturbée par le legs des luttes entre l'état néo-libéral et le marché du travail organisé qui eurent lieu dix ans auparavant au milieu des années 1980 » (Paul Dave, Visions of England, Page 62).

Les Virtuoses (1996) - un des plus beaux films britanniques du siècle dernier, Full Monty (1997), Les Géants (1998), The Navigators (2001), Late Night Shopping (2001) et Billly Elliot (2000), sont les élégies sur écran de la classe laborieuse britannique choisies par Visions of England, avec parfois des nuances que les lecteurs non-britanniques considèreront certainement avec le plus grand intérêt (« Billy Elliot est ici au plus proche de l'idéologie du Blairisme avec cette représentation de la brillante trajectoire d'un talent individuel et le succès en tant que réponse adéquate à des problèmes sociaux structurels...», Page 75).

« Merci, votre honneur. Avec l'aide de Dieu je vaincrais cette terrible affliction. » (Trainspotting) .

En bas des escaliers, même en deçà, se trouve ce que la Nouvelle Droite britannique appelait « les couches basses », une notion qui couvre « les effets systématiquement destructeurs du capitalisme sur des catégories particulières composant les classes laborieuses... » (Page 83). Trainspotting est ici utilisé comme centre d'une réflexion esthétique et culturelle.

PERFORMANCE DE CLASSE

La dernière partie du livre nous offre une analyse en profondeur de Performance (1970), le chef d'œuvre du regretté Donald Cammell, et, parmi d'autres éléments, un regard sur des documentaires expérimentaux comme Robinson in Space (1997) et London Orbital (2002).

Visions of England (Berg Publishers, Oxford), de Paul Dave, réinvente l'étude du cinéma britannique avec talent, intelligence, lucidité et style, au travers d' un point de vue sociologique qui rend non seulement son travail utile pour les cinéphiles et les chercheurs, mais aussi pour toute personne qui souhaite en apprendre plus sur un aspect révélateur de ce qui constitue l'Histoire contemporaine du Royaume Uni.

Nous serions enchantés si monsieur Dave pouvait un jour faire un travail analogue à propos de la télévision britannique, ou au moins un tome 2 de son formidable livre, avec cette fois l'Angleterre telle que représentée dans les production américaines tournées en Grande Bretagne. Dans l'intervalle achetez Visions of England et jetez un œil au catalogue de Berg Publishers, spécialement les études sur le cinéma.

« La beauté du cinéma c'est que c'est une chose qui peut être faite localement et consommée dans le monde entier. » (Doctor Who)

(1) D’une manière assez intéressante, dans un épisode de la série de la BBC Les Arnaqueurs VIP, lorsque les héros veulent faire croire à un truand qu’ils travaillent dans l’industrie du cinéma, ils choisissent le tournage d’un drame historique en costume à la Merchant Ivory.

In English: http://tattard2.blogspot.com/2008/05/visions-of-england.html

NICHOLAS MEYER

Nicholas Meyer est sans conteste un des artistes les plus importants du cinéma américain : romancier, scénariste, réalisateur, producteur, il a revisité avec intelligence le mythe de Sherlock Holmes, laissé son empreinte à la franchise Star Trek et marqué l'histoire de la télévision avec Le jour d'après, sa vision de l'apocalypse nucléaire. Adaptateur de Philip Roth, cet homme d'art et de culture nous accorde un entretien.

Nicholas Meyer, vous êtes définitivement un maître dans l'art de raconter des histoires. Quand avez-vous décidé de concevoir vos propres histoires. Quels livres vous en ont donné l'envie ?

Nicholas Meyer : J'ai commencé à m'intéresser à l'art de raconter des histoires en écoutant les histoires que mon père me lisait le soir avant que je ne m'endorme: cela allait de Winnie l'Ourson aux contes de fée des frères Grimm en passant par Histoires comme ça de Kipling et plus tard les mythes grecs. Vers l'âge de cinq ans je dictais mes propres histoires à mon père ; après deux années à faire ça comme passe-temps il m'a dit que je devrais écrire ces histoires moi-même et j'ai toujours procédé ainsi depuis.

Quels sont les films qui vous ont influencé ?

Nicholas Meyer : L'Opéra des gueux de Peter Brook, Henry V (tous deux avec Laurence Olivier ce qui est important), les Marx Brothers, les films de gangsters de la Warner Brothers, Le Tour du monde en 80 jours et une liste sans fin qui comprend Woody Allen, Hitchcock, Ford, John Huston (mon réalisateur américain favori), Louis Malle, etc...

Habituellement un raconteur d'histoire aime écouter, lire et regarder de bonnes histoires...

Nicholas Meyer : Mes goûts en matière d'histoires sont catholiques et éclectiques et tel est le cas avec ces metteurs en scène. Je ne me suis jamais soucié du fait que les histoires soient drôles ou sérieuses, si elles se passent dans le présent, si elles sont historiques ou si elles relèvent de la science-fiction. Tout ce qui m'intéressait c'est qu'elles soient de bonnes histoires.

Ma définition d'une bonne histoire est qu'une fois que vous l'avez entendue vous comprenez pourquoi quelqu'un a voulu vous la raconter. Henry James a dit que le moins que vous puissiez faire avec une œuvre d'art c'est qu'elle soit intéressante ; et que le plus que vous pouvez exiger et qu'elle vous remue.

Comment votre père et sa profession puis plus tard vos professeurs à l'Université de l'Iowa ont-ils contribué à l'édification de votre personnalité culturelle ?

Nicholas Meyer : Mon père était un psychanalyste, dont la principale préoccupation était donc par définition le comportement humain. Pourquoi et comment les gens font ce qu'ils font. Lorsque je l'écoutais parler de la recherche d'indices sur les raisons qui font que les gens se comportent comme ils le font parfois, cela me rappelait irrésistiblement Sherlock Holmes, une association qui m'a mené finalement à écrire le roman La Solution à 7% et qui a constitué une motivation qui m'aide dans ma façon d'écrire. L'Université de l'Iowa m'a enseigné la technique et le savoir faire. Tandis que le génie n'a pas besoin d'instruction, il y a fort à parier que le reste d'entre nous devra utiliser un peu d'aide. Avant l'Iowa je faisais les choses par intuition et par inspiration mais les deux ne m'ont pas réussi, je ne savais pas faire l'analyse (ce mot encore !) de ce qui ne fonctionnait pas et comment le réparer. Les cours d'écriture que j'ai suivi - comme les classes de théâtre et de mise en scène - m'ont aidé à organiser ma pensée et à codifier le processus.

Votre premier script pour la télévision, Judge Dee and the Monastery murders (1974), fut pour le pilote d'une série télé qui malheureusement ne se matérialisa jamais. Cette première confrontation avec les réalités du système hollywoodien vous a-t-elle aidé de quelque manière ?

Nicholas Meyer : Judge Dee n'est pas devenu une série parce que l'acteur qui jouait le rôle dans le pilote est décédé, pas à cause des réalités du système télévisuel. Le « système » est au mieux dysfonctionnel et n'aide pas à prendre des risques créatifs, ce qui était et demeure dommage. Ce n'est pas pour les susceptibles et les humiliations arrivent sous toutes les formes possibles et imaginables.

Votre adaptation pour le grand écran de La Solution à 7% était-elle une espèce de justice immanente pour l'artiste que vous êtes ?

Nicholas Meyer : La Solution à 7% était un coup de veine. Si le livre n'avait pas été un best-seller le film n'aurait jamais été fait. Les gens de Universal ont dit qu'ils ne voulaient pas considérer l'idée d'en faire un remake parce que Holmes est un drogué et que c'est donc (présentement) trop sombre pour eux. Vous imaginez ça ?

C'était demain est un remarquable thriller romantique. Un combat entre une vision de ce que le monde devrait être (Wells) et une vision de ce que le monde est vraiment (Stevenson). Ecririez-vous de la même manière aujourd'hui la scène de la chambre du Hyatt Regency où Stevenson illustre sa vision du monde avec un téléviseur ?

Nicholas Meyer : J'écrirais probablement la scène du téléviseur de la chambre d'hôtel dans C'était demain de la même façon, c'est-à-dire que je montrerai simplement ce qu'il y a sur le téléviseur et je laisserai les spectateurs - comme Stevenson - tirer leurs propres et inévitables conclusions. Il y aurait plus de télé « réalité », bien sûr, mais je pense que mon propos d'alors est aussi vrai maintenant si ce n'est plus.

« C'était la meilleure des époques, c'était la pire des époques...» a écrit Dickens. La transition entre deux époques semble être un thème récurrent dans votre œuvre depuis C'était demain jusqu'à Patriotes (Company Business) et bien sûr avec Star Trek II et Star Trek VI. Est-ce important pour vous de ressentir le sens de l'Histoire pour vivre bien sa propre histoire personnelle ?

Nicholas Meyer : Cela me choque que les gens soient ignorants de leur propre histoire. Si nous ne savons pas d'où nous venons comment pourrons nous nous rendre compte où nous allons et comment nous y rendre ? Dans mon travail, dès que j'ai l'occasion de dire quelque chose aux gens à propos de leur passé j'essaie de le faire et de travailler cet aspect.

La Colère de Khan et Terre inconnue sont deux tragédies shakespeariennes majeures dans l'hyperespace, servies par des acteurs flamboyants (Ricardo Montalban, David Warner, Christopher Plummer...) avec de magnifiques bandes originales et une direction épique. Comment avez-vous réussi à transformer ces deux space operas de la franchise Star Trek en « opéras dans l'espace » ?

Nicholas Meyer : Je ne suis pas sûr de comment j'ai pu faire des « opéras dans l'espace ». Ce que je sais c'est que je suis un grand fan d'opéra - à commencer par le Verismo, pas le Bel Canto - donc l'idée d'une exagération du type de matériel m'est venue naturellement, comme George Lucas l'avait fait avant moi avec Star Wars. Et puis si vous voulez que les choses soient « shakespeariennes » pourquoi ne pas utiliser les propres mots de Shakespeare ? Personne n'a écrit de meilleurs dialogues.

Le fait que j'ai un bagage musical m'a énormément aidé pour communiquer mes idées aux compositeurs avec lesquels j'ai travaillé sur mes films. J'aime toujours cette partie-là du travail. Le son dominera toujours l'image donc c'est fascinant d'inciter le compositeur à faire surgir les sons dont vous avez besoin pour compléter votre vision du film.

La musique est presque un acteur de vos films. Vous avez travaillé avec Mikos Rosza, James Horner, Michael Kamen et Clif Eidelman (pour Star Trek VI). Comment choisissez-vous vos compositeurs et comment collaborez-vous avec eux ?

Nicholas Meyer : Idéalement, la musique doit être la VOIX de votre film. J'utilise des morceaux temporaires lorsque je discute avec mes compositeurs et j'engage des discussions à bâtons rompus avec eux. Ce que je veux dans tous les aspects de la réalisation c'est de travailler avec des gens qui prendront mes idées et les rendront MEILLEURES.

Sur Star Trek VI, par exemple, j'étais fatigué de ces marches qui ont accompagné tous les génériques de ce type de films depuis le premier Star Wars. Je voulais quelque chose de mystérieux et de grondant - notre film était à propos de Klingons, après tout ! - et j'ai parlé à Cliff Eidelman de l'ouverture de L'Oiseau de feu de Stravinsky. Cliff a planché dessus et brodé ses propres riffs, et le résultat final était du pur Klingon.

Vos mots d'auteur ont été illustrés par d'autres (Sherlock Holmes attaque l'Orient-Express) ou par vous-même (C'était demain). Vous avez débuté votre carrière à Hollywood comme publiciste pour une Major et vous êtes aussi producteur. Est-ce que votre connaissance de ces différents aspects vous rend plus indulgent à l'égard de la façon dont le studio et le réalisateur traitent habituellement le travail du scénariste ?

Nicholas Meyer : J'ai été assez chanceux d'avoir mes scripts dirigés par des réalisateurs très talentueux. Néanmoins, je trouve très frustrant de voir ce que j'écris dirigé par d'autres. Inévitablement il y a des changements, parfois pour le meilleur mais en un grand nombre d'occasions cela devient trop différent de mes impulsions d'origine et de leur signification dans un sens qui ne va pas vers l'amélioration.

À travers vos différents métiers, vous aimez explorer des genres variés parfois simultanément. Par exemple Star Trek VI est un opéra dans l'espace mais aussi un intelligent whodunit et un thriller géopolitique. Une situation est-elle aisément transportable d'un genre à un autre ? Y a-t-il des situations intemporelles et universelles ou un « schéma de construction » commun à chaque genre ?

Nicholas Meyer : Habituellement, une oeuvre d'art qui réussit eu égard à un medium donné résistera voire défiera la possibilité d'une transition réussie vers un autre medium. Il y a une raison pour laquelle certaines histoires feront de bons romans, d'autres de bonnes pièces et d'autres encore conviendront pour l'écran. L'adaptation est un procédé délicat parce que vous voulez que le résultat final soit compréhensible par des personnes qui n'ont jamais lu ou vu l'original, le matériel « source ». Mais comment faire un film tiré des Frères Karamazov sans autre perspective que d'obtenir un quelque chose d'inférieur au roman ?

Chaque travail de transposition présente son propre lot de problèmes. Les pièces tendent à être bavardes et il y a moins d'action que dans les films ; les romans tendent à être plus longs que la plupart des films et nécessitent un élagage intensif. Il y a aussi les pensées intérieures et les sentiments qui sont difficiles (si ce n'est impossible) à externaliser. Et ainsi de suite.

Tandis que certaines situations peuvent être communes à des contextes variés (exemple : le mari découvre que sa femme a une liaison), c'est-ce qu'il y a avant et après de telles « scènes » qui constituent le schéma de construction EXTRAcommun de chaque genre.

Un de vos livres, Confessions Of A Homing Pigeon n'est pas très connu en France, même de ceux qui admirent votre travail. Pourriez-vous nous en parler ?

Nicholas Meyer : Confessions Of A Homing Pigeon est un roman autobiographique qui raconte beaucoup de ma propre histoire sous le masque d'un contexte fictif et de quelques modifications. C'est d'après moi le livre le plus personnel que j'ai écrit et je savais que ce ne serait pas un blockbuster mais cela m'était égal ; c'était un livre important à créer pour moi-même et en tant qu'auteur. Je ne pouvais pas continuer éternellement à me cacher derrière Holmes et le capitaine Kirk.

Je crois que cela s'appelait en français Confession d'un Pigeon voyageur, ce qui sonne pareil pour moi. C'est à propos de la vie et des amours d'un jeune orphelin qui habite en compagnie d'un oncle charismatique expatrié à Paris.

Il y a dans votre filmographie un titre inattendu: Dommage collatéral (2002). Comment vous êtes-vous retrouvé impliqué sur ce film ? Quelle était votre tâche en tant que producteur exécutif ?

Nicholas Meyer : Dommage collatéral a été écrit à l'origine par mon meilleur ami, Ronald Roose, lorsque cela s'appelait Prey. L'histoire était celle d'un professeur de collège qui se rend en Libye pour venger les décès de sa femme et de sa fille, tuées dans l'attentat de Lockerbie.

J'étais donc l'« exé » et j'ai aidé à la mise en place du projet chez Warner Brothers où Ronald et moi nous disions en plaisantant : « Maintenant n'oublie pas, ce type n'est pas Arnold Schwarzenegger, c'est Tom Hanks », ce que nous pensions être le point essentiel. Cinq années après ils ont saccagé l'ensemble et j'ai laissé mon nom au générique juste pour les enquiquiner.

À propos de projets plus personnels, vous savez comment distraire le public avec intelligence, élégance et style. L'art et l'industrie sont-ils conciliables ?

Nicholas Meyer : Il est important de se souvenir que le Théâtre du Globe avait pour finalité de faire de l'argent et c'est pourtant là que Hamlet, Le Roi Lear, Roméo et Juliette, etc. furent joués pour la première fois. L'art et le commerce ne sont pas irréconciliables, ils sont inextricablement entrelacés.

Les films coûtent trop à produire (alors qu'ils ne devraient pas coûter autant) pour se permettre de ne pas faire de profit à la fin de la journée. L'astuce, c'est de faire de l'art qui fait de l'argent ou, comme le disait Robert Bresson : « Mon travail n'est pas de trouver ce que le public veut lui donner, mon travail c'est de faire que le public veuille ce que je veux. »

Pouvez-vous nous décrire une journée typique dans la vie de Nicholas Meyer ?

Nicholas Meyer : Mes journées varient. Durant l'année scolaire, je commence par emmener une de mes trois filles à l'école, puis j'essaie de faire mon volume d'écriture le matin, quand je me considère frais pour ça. Je n'écris pas lorsque je ne travaille pas sur quelque chose de précis mais lorsque c'est le cas, j'essaie de le faire tous les jours - y compris les week-ends et durant les vacances ! Plus tard dans la matinée, lorsque je me bloque ou que je suis raide (selon ce qui se produit en premier), je fais une demi-heure d'effort sur mon vélo d'appartement et je lis quelque chose pendant que je pédale.

Parfois après, je fais quelques brasses, ce qui m'aide aussi à réfléchir à l'écriture et à ce que je vais faire après. Si ça se passe bien je retourne au travail, sinon j'utilise le reste de la journée pour des réunions d'affaires, des lancements de projets, etc. J'essaie d'être de retour à la maison pour dîner en famille et avec un peu de chance nous allons voir un film après.

En juin 2000, vous avez donné la quasi-totalité de vos documents personnels (manuscrits de livres, scénarii, traitements, etc.) à l'Université de l'Iowa, offrant ainsi aux chercheurs un instrument unique de compréhension de l'art de raconter des histoires avec des mots ou des images. Pouvez-vous nous expliquer ce qui vous a amené à faire cette donation ?

Nicholas Meyer : L'Université de l'Iowa fut le premier endroit dans ma vie où je me suis senti vraiment heureux. Je pense que je me suis largement construit là-bas, grâce à son soutien et aux enseignements que j'y ai suivis. Comme il n'y avait pas de bourse en licence d'écriture lorsque j'étais étudiant, j'en ai fondé une et donc donner mes papiers participait de cette démarche.

J'essaie d'y retourner chaque fois que je le peux (je dois y animer des ateliers cet automne) et j'ai fait partie du conseil de la Fondation de l'Université de l'Iowa, ce dont j'ai toujours été très fier car on ne demande pas d'ordinaire aux artistes de le rejoindre.

Vous avez écrit le scénario de Sommersby (1993), une adaptation américaine d'un film français, Le Retour de Martin Guerre. Est-ce qu'il y a des réalisateurs, scénaristes ou acteurs de France ou du Québec que vous admirez ?

Nicholas Meyer : Je suis un grand fan du cinéma français - mon film préféré est La Règle du jeu de Renoir. J'aime des tas de films français, tout depuis Marcel Carné jusqu'à Truffaut et tout particulièrement Louis Malle. En ce qui concerne le cinéma québécois, j'ai beaucoup aimé Les Invasions barbares l'année dernière.

En 2003, vous avez écrit le script de La Couleur du mensonge (The Human Stain, La Tache humaine au Québec). Sur quoi travaillez-vous en ce moment et, après Holmes et Star Trek, explorerez-vous de nouveau la pop culture comme romancier, scénariste ou réalisateur ?

Nicholas Meyer : Je viens d'adapter The Crimson Petal & The White pour le cinéma et j'ai travaillé sur un pilote pour la télévision ainsi que sur des projets d'adaptation d'autres romans de Philip Roth et de Richard Russo. Je ne puis savoir quand ou si je reviendrais à la pop culture car je ne planifie pas ma carrière. Je saisis sur mon chemin ce qui me semble intéressant et j'essaie (c'est très dur !) d'intéresser les financiers aux choses qui m'intéressent moi.

In English: http://tattard2.blogspot.com/2008/05/nicholas-meyer.html

(Entretien réalisé en 2004)

WARREN MURPHY (L'IMPLACABLE)

Warren Murphy est un des plus brillants et des plus prolifiques écrivains américains. Avec Richard Sapir, il a créé L'Implacable, une série de best-sellers littéraires qui contient tout ce dont un lecteur peut rêver pour apprécier de grands moments d'aventure, d'action, d'humour et de satire sociale. En tant que scénariste il a donné à Clint Eastwood le script de La Sanction, chef d'œuvre définitif du thriller cinématographique.

Comment avez-vous rencontré Richard Sapir et comment est né L'Implacable ?

Warren Murphy : J'ai été journaliste et rédacteur en chef mais au début des années soixante j'oeuvrais dans la politique à la mairie de Jersey City, dans le New Jersey, comme secrétaire personnel du maire. Dick Sapir était chargé par le journal local de couvrir les activités de la mairie et c'est ainsi que nous sommes devenus amis et partenaires de bar. Nous tentions tous les deux de percer depuis longtemps dans l'écriture, mais sans succès, et après une longue nuit bien arrosée on a décidé d'écrire un livre ensemble.

C'était probablement l'idée de Dick d'écrire à propos d'un assassin utilisé par le gouvernement américain pour protéger les libertés du pays, mais c'était il y a longtemps et je n'en suis pas sûr. J'ai trouvé les noms des personnages, Remo, Chiun, la Maison de Sinanju, mais la première chose qui a surgi de tout ça c'est le titre du livre : Created, the Destroyer, la paraphrase d'une citation de la Bhagavad-Gîtâ (en France : Implacablement Vôtre, NDA).

Richard Sapir et vous-même avez réussi à vendre Implacablement Vôtre à Pinnacle Books en 1971. La publication de L'Executeur, créé par Don Pendleton, a t'-elle eu une influence sur le lancement du personnage du point de vue de votre éditeur ?

Warren Murphy : Nous avons terminé le manuscrit le 25 juin 1963 - je me souviens bien de la date, parce que mon fils, Brian, est né ce jour-là - mais nous étions en avance sur notre temps et personne ne voulait le publier. Ce manuscrit est resté chez un agent pendant presque 8 ans jusqu'au jour où une jeune secrétaire de chez Pinnacle Books discuta avec son dentiste, un spécialiste new-yorkais dénommé Joseph Sapir, le père de Dick.

Celui-ci apprit le métier de la jeune femme, ce qu'éditait son employeur et lui dit : « Mon fils a écrit un livre de ce genre », et elle lui répondit (avec une roulette dans la bouche), « Dites lui de me l'envoyer et je le montrerais à un des responsables éditoriaux ».

A l'époque Pinnacle avait commençé à publier la série L'Executeur et cherchait une autre série littéraire. Notre agent leur a envoyé le livre et ils l'ont acheté trois jours après. Donc oui, le succès de la création de Don Pendleton nous a ouvert des portes mais en vérité nous avions écrit notre livre bien avant son premier Executeur.

Les deux premiers Implacable sont d'excellents thrillers mais n'ont pas les caractéristiques distinctives de la série : humour, satire sociale, parodies et références à l'actualité. Elles apparaissent avec le troisième livre, Puzzle chinois.

Warren Murphy : Souvenez-vous que nous avons écrit le premier livre en 1963 et que nous avons été publiés et consacrés huit ans plus tard. Lorsque Pinnacle Books a voulu un second livre nous ne savions même pas comment nous allions nous y prendre et on a donc fait ce qu'on pouvait.

Les deux premiers livres étaient corrects mais sans plus. C'est seulement avec le troisième opus, Puzzle chinois, que Sapir et moi avons décidé que nous allions faire dans la satire et l'humour. Chemin faisant on en est arrivé à notre mythologie : le jeune occidental impétueux entrainé aux arts secrets par un maître oriental âgé et impénétrable.

Ça nous convenait parce que, honnêtement, nous craignions de nous ennuyer à mourir si nous avions dû réécrire le même livre encore et encore, comme Pendleton devait le faire. L'éditeur en chef détestait Puzzle chinois mais notre responsable éditorial, Andy Ettinger, savait que c'était novateur et différent. Il s'est accroché et le livre a été publié.

Vous avez écrit le script de La Sanction. Comment avez-vous été impliqué sur ce film ? Clint Eastwood était-il un lecteur de L'Implacable ?

Warren Murphy : En dépit de cette « image publique » de talent taciturne et minimaliste qu'il avait à l'époque, Clint Eastwood a toujours été un homme hautement intelligent et très complexe. Il s'est avéré qu'il avait lu quelques Implacable et certains livres de ma série Razoni and Jackson.

Un jour sans crier gare il m'a appelé de Hollywood et m'a demandé si j'avais lu La Sanction, le roman de Trevanian. Je lui ai répondu que non. Il m'a demandé si j'avais déjà écrit un scénario et là encore je lui ai répondu non. Il m'a dit : « Nous nous entendons bien, n'est-ce pas ? » et il m'a demandé si je pouvais écrire un script. J'ai répondu que oui et il m'a dit : « Lisez La Sanction et voyez si vous pouvez en tirer un script ».

Pendant cette conversation il était très nonchalant, à la limite du coma (...) C'est seulement plus tard que j'ai appris que son option sur le livre allait expirer, qu'il n'avait pas réussi à obtenir un scénario et qu'il m'avait appelé en désespoir de cause. J'ai acheté le livre, je l'ai lu, trouvé que c'était plaisant mais que ça n'apportait pas grand chose et dit à Eastwood que je pouvais écrire le script.

Pouvez-vous nous expliquer comment vous avez travaillé sur cette adaptation?

Warren Murphy : Ma première mission était de me rendre à la bibliothèque et de trouver un livre sur l'art d'écrire un scénario parce que non seulement je n'en avais jamais écrit mais en plus je n'en avais jamais vu. J'ai lu ce livre et j'ai écrit le script en huit jours. C'est mon premier jet que Clint a porté à l'écran.

Plus tard je l'ai vu à Hollywood pour les derniers ajustements du scénario. Clint Eastwood a crédité mon seul nom au générique du film mais la Writers' Guild a décidé que je devais partager le crédit avec deux autres, y compris Trevanian (alias Rodney Whitaker, auteur du livre, NDA) - dont les scripts avaient été jugés inutilisables par Clint.

Après tant d'années Clint est reconnu comme étant très intelligent et déterminé ; il sait exactement ce qu'il veut et engage les professionnels conformément à ses objectifs. C'est un homme avec qui il est agréable de travailler et la vérité est qu'il m'a donné alors une fausse image de Hollywood, parce que je pensais que tout le monde là-bas était comme lui - audacieux et ne craignant pas de prendre une décision. J'ai appris plus tard combien cette idée était fausse.

Comment se passait votre collaboration avec Richard Sapir sur un Implacable? Comment trouviez-vous les idées ? (les intrigues, Chiun et son addiction pour les soaps ou se comportant avec Remo comme une parfaite « mère juive »...)

Warren Murphy : Dick et moi avions une curieuse façon de travailler. Nous vagabondions autour d'une idée intéressante, le plus souvent à l'aide de beaucoup de vodka et de tonic. Nous nous amusions aussi avec la partie caractérisation - la « mère juive », les soaps, Remo avatar de Shiva l'Implacable, etc...

Alors Dick écrivait la première moitié du livre et me l'envoyait pour que je poursuive, sans ébauche de la suite. Je voyais où l'histoire devait aller, écrivait ma moitié et réécrivait ensuite le tout pour que ça se tienne.

Le producteur Larry Spiegel a acheté les droits d'adaptation de L'Implacable au début des années quatre-vingt et Remo sans arme et dangereux n'a été tourné qu'en 1985. D'après vous pourquoi est-ce que cela a pris aussi longtemps pour adapter L'Implacable à l'écran ?

Warren Murphy : Les films prennent une éternité à se monter. Prenez Le Seigneur des anneaux, par exemple, et combien cela a pris du temps avant que quelqu'un soit assez intéressé pour le faire correctement. Donc je ne pense pas que cela ait pris un temps exagéré pour faire de L'Implacable un film.

De plus, nous étions une espèce de « livre furtif ». Nous vendions des millions d'exemplaires chaque année mais sous les radars des critiques des journaux ou groupes importants. Les seuls qui semblaient vraiment nous connaître étaient les scénaristes qui nous volaient des choses pour leur propre film.

Quels étaient vos relations avec la production depuis le développement du projet jusqu'au tournage ?

Warren Murphy : Dick et moi avons écrit un script, plusieurs en fait, mais le problème était qu'ils différaient trop de ce qui se faisait habituellement. Alors la production a fini par engager un autre scénariste. Son scénario était assez bon mais l'erreur fatale est que le vilain n'était pas à la hauteur. On ne peut avoir de grand héros s'il n'y a pas face à lui de méchant à la hauteur. Pensez à James Bond : ses adversaires voulaient détruire le monde ou voler l'or de Fort Knox. Le méchant du film vendait des fusils défectueux au gouvernement !

Donc le film était bon mais seulement une fraction de ce qu'il aurait pu être. Dick et moi avons essayé d'expliquer le défaut aux gens de la production mais comme c'étaient tous des génies ils ne nous ont pas écouté.

Est-ce qu'on peut considérer que le pilote télé qui a suivi fut le clou dans le cercueil d'une autre tentative d'adaptation ?

Warren Murphy : Le pilote était correct, en fait l'histoire était meilleure parce qu'elle était tirée d'une nouvelle que Dick et moi avions écrit. Il y a un intérêt continu dans des projets d'adaptation télé ou cinéma de la série, mais un des problèmes maintenant est que tellement d'éléments ont été pillés dans d'autres films que certaines personnes peuvent être pardonnées si elles pensent que c'est du « déjà vu ».

J'imagine de toute façon que ça se concrétisera un de ces jours ; nous travaillons en ce moment sur des comics et il y a un projet de jeu vidéo. On verra ce que ça donne.

En tant que romancier talentueux et scénariste efficace pensez-vous qu'une adaptation peut-être à 60% au moins fidèle à l'original ?

Warren Murphy : Les films et les livres relèvent de deux formes d'art différentes, et même quand on pense qu'un film a été très fidèle au livre dont il est tiré, le fait est que le film n'est qu'une fraction du livre. Une bonne adaptation cinématographique d'un livre doit être fidèle à la « trame intellectuelle » de l'œuvre sous-jacente, comme c'est le cas du Parrain, Jusqu'au bout du rêve ou Sur les quais, etc.

Dans vos livres le regretté Richard Sapir et vous-même avez souvent pris pour cible avec beaucoup d'humour l'industrie de l'Entertainment. Quel est votre sentiment sur le système hollywoodien ?

Warren Murphy : Dick et moi nous étions franchement écoeurés qu'il y ait autant d'idiots à Hollywood en charge de la responsabilité de dépenser des millions de dollars avec l'argent des autres. Je pense que nous avons reflété ça dans les livres que nous avons écrit plus tard.

Vous êtes le créateur d'une autre importante série de livre appelée The Trace, qui est totalement inconnue dans les pays francophones, à l'exception d'une série télé oubliée du nom de Murphy, l'art et la manière d'un privé très spécial (Murphy's Law, 1988)...

Warren Murphy : The Trace était assez différent de L'Implacable et, bien sûr, je suis fier d'avoir écrit sept livres de cette série, livres qui ont reçus plusieurs récompenses nationales dont un Edgar. La série télé était très bien mais n'avait pas grand chose en commun avec les livres dont elle était tirée.

A cette époque la censure dominait la télévision. Trace, dans les livres, était un alcoolique avec une petite amie prostituée, une ex-femme qu'il détestait, et deux enfants - « Machintruc et la fille » - dont il se souciait encore moins. C'était trop osé pour la télé d'alors... N'oubliez pas que c'était bien des années avant New York Police Blues ou Les Sopranos. Alors ils ont considérablement adouci leur série. C'était bien écrit, bien joué et Maggie Han était ravissante, mais ce n'était pas vraiment proche de mes livres.

A partir de 1982, Richard Sapir et vous avez commençé à travailler avec d'autres auteurs sur L'Implacable. Sapir est mort en 1987, vous avez petit à petit arrêté de travailler sur le titre et engagé des « Ghost Writers » (« Auteurs fantômes », auteurs rémunérés mais non crédités sur la couverture du livre, NDA).

Warren Murphy : J'ai commencé à travailler avec des Ghost Writers alors que Dick et moi écrivions la série depuis 5 ou 6 ans. Nous avions d'autres projets et parfois c'était tout simplement que nous ne pouvions pas trouver le temps de travailler sur un Implacable. Alors j'ai engagé de jeunes écrivains que je connaissais, je leur demandais de m'écrire un premier jet que je réécrivais afin d'essayer de garder l'esprit de L'Implacable.

Plus tard, alors que Dick travaillait sur des romans importants et que j'avais plusieurs séries en cours plus le travail avec Hollywood, j'ai engagé Molly Cochran - qui est finalement devenue mon épouse - en tant que Ghost à plein temps et Molly a écrit une quinzaine de livres au début des années quatre-vingt. Molly était fabuleuse et ses livres atteignaient leurs objectifs, mais je dois insister sur le fait que j'ai toujours réajusté ce qu'un Ghost écrivait pour essayer de le maintenir dans la ligne de ce que Dick et moi faisions.

Vers la fin des années quatre-vingt, Dick et moi étions tellement occupés que nous avions décidé d'arrêter L'Implacable. Mais Dick est décédé, laissant derrière lui un fils de 1 an et j'ai dû faire face à un dilemme. Ecrire la série sans Dick Sapir n'aurait pas été aussi drôle, mais je voulais la garder en vie pour sa famille. Alors je l'ai contractualisée à différents éditeurs.

Ces éditeurs - d'abord Signet puis Gold Eagle - choisissaient les Ghost Writers, mais j'ai eu la chance d'avoir d'abord Will Murray, un vrai fan de L'Implacable, puis Jim Mullaney, un autre fan, et tous les deux étaient fabuleux et ont maintenu la série à un très haut niveau. Mullaney a quitté la série il y a quelques années et depuis les fans de longue date pensent que la qualité des livres a décliné.

Quel est contractuellement votre niveau de contrôle avec les différents éditeurs ?

Warren Murphy : Contractuellement, j'ai maintenant très peu de contrôle sur le contenu de la série ; c'est une erreur monumentale que je me suis permis et s'il y a un nouveau contrat ça n'arrivera plus.

Vous avez co-écrit le script de L'Arme fatale 2 avec Shane Black. Comment avez-vous travaillé sur ce film ?

Warren Murphy : Shane Black, un scénariste très talentueux, a écrit le premier Lethal Weapon. Il était fan de mes livres et m'a invité à travailler sur le deuxième film. Bien que j'ai beaucoup de considération et d'admiration pour Shane, il est devenu rapidement évident que nous avions du mal à travailler ensemble. Ma manière de travailler est de m'assurer que l'histoire est absolument en place avant même que je n'écrive le premier mot. Je pense que Shane travaille plus « du fond de son pantalon », écrivant tout d'une traite à partir du commencement de l'histoire.

Donc, après que nous nous soyons arrangés pour produire ensemble une première version, nous avons d'un commun accord quitté le projet, lequel fut achevé par d'autres, mais soyons clairs : Shane Black est un très grand scénariste, il a bien plus de talent que moi... Cependant les partenariats doivent fonctionner sur différents plans et le nôtre n'a pas pu le faire. C'est bien dommage.

A part L'Implacable et The Trace, vos livres sont très connus et appréciés dans les pays anglophones mais ils sont malheureusement inconnus de nos lecteurs francophones. Pouvez-vous nous parler du reste de votre œuvre littéraire.

Warren Murphy : A part L'Implacable, j'ai écrit différentes choses, seul ou en association avec Molly Cochran, allant des mystères en lieux clos (Leonardo's Law), au grand roman à suspense (The Ceiling of Hell), en passant par le fantastique (World Without End). Parmi beaucoup d'autres, avec Molly, j'ai écrit Grandmaster - un roman d'espionnage épique - qui a été récompensé d'un Edgar, et The Forever King, une légende arthurienne moderne.

Mes livres ont reçu plus d'une douzaine de récompenses nationales dont deux Edgars, deux Shamus, plus beaucoup de nominations et de récompenses pour l'ensemble de ma carrière. Toutefois, je suppose que ce dont je suis le plus fier est ma réputation d'enseignant en écriture.

L'oeuvre littéraire de Maître Chiun est malheureusement inconnue en France, Le Manuel de l'assassin et ses suites n'ont pas d'éditions françaises et sont quasi-mythiques chez les fans français. Suivez-vous le devenir de votre création au niveau mondial ?

Warren Murphy : La France a été le pays le plus constant en matière de réimpression des Implacable ; à un moment ou un autre, nous avons été publiés dans une douzaine de pays différents, mais c'est arrangé par le département droits de l'éditeur et les auteurs ont très peu de contrôle sur ça. En fin de compte les deux versions du Manuel de l'assassin et le livre de la sagesse de Chiun, La Voie de l'assassin, seront publiés en France et dans d'autres pays, lorsque j'aurais une bonne équipe éditoriale pour travailler sur ces projets.

Vous avez créé une compagnie internet, vous êtes très actif sur le front de L'Implacable en créant des ouvrages dérivés, en regagnant le contrôle total du titre et vous travaillez avec votre fils, Brian. Comment avez-vous démarré ces opérations ?

Warren Murphy : Une des raisons pour lesquelles j'ai créé ma compagnie d'édition internet, Ballybunion Books, est que Gold Eagle n'était clairement intéressée par la promotion de L'Implacable ou de toute espèce de dérivé. J'ai eu le sentiment alors qu'il était important de faire ça moi-même. Il est bien triste que quelques esprits sombres aient tenté de saper le succès de Ballybunion mais, au bout du compte, je suis sûr qu'on va y arriver.

Sur quoi travaillez-vous en ce moment et quels sont vos projets?

Warren Murphy : Je travaille en ce moment sur différentes séries littéraires: une sur une agence de détectives privés, l'autre sur un groupe secret qui combat les extrémistes religieux. Lorsque j'en aurais fini avec ça je me prendrais un peu de repos et je travaillerai à l'amélioration de mon jeu au golf.

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(Entretien réalisé en 2005)

DON LaFONTAINE

Il a été surnommé « La voix de Dieu ». Mais Don LaFontaine est plus que l'artiste vocal que les spectateurs ont eu l'occasion d'entendre dans la plupart des bandes annonce de films du 20ème siècle. Il a inventé le film annonce moderne et l'influence de son travail va au-delà de l'industrie du cinéma, puisque l'industrie de la publicité contemporaine empreinte beaucoup à tous les standards qu'il a établi en plus de 40 ans.

« Lorsque vous mourez, la voix que vous entendez au Paradis n'est pas celle de Don. C'est Dieu qui essaye d'imiter Don. » (Ashton Smith)

Don LaFontaine, merci beaucoup d'avoir accepté cette interview. Tout d'abord, quelles sont les origines de votre nom de famille, « LaFontaine »?

Don LaFontaine: Ma famille immédiate du côté de mon père est originaire de Montréal, Canada. Un de nos ancêtres, Louis-Hippolyte Lafontaine, faisait partie des premiers voyageurs fondateurs du fort qui devint la ville de Montréal. Nous descendons aussi de Jean de La Fontaine, le fabuliste.

Avant d'être l'artiste vocal bien connu que vous êtes, vous étiez ingénieur du son et monteur sonore. Pourriez-vous s'il vous plaît nous dire quelques mots de cette partie de votre riche carrière.

Don LaFontaine: J'ai appris à être ingénieur du son en charge de l'enregistrement à l'Armée vers la fin des années 1950. J'étais assigné dans l'orchestre et les chœurs de l'U.S. Army, en stationnement près de Washington D.C. A la fin de mon service, j'ai déménagé à New York, où j'ai trouvé un emploi aux National Recording Studios. Un jour on m'a demandé d'assister un jeune producteur radio dénommé Floyd L. Peterson.

Nous nous sommes rendus compte que nous avions beaucoup en commun et, peu après, nous avons fait équipe. Nous étions parmi un petit nombre de personnes qui faisait la publicité des longs métrages cinéma. Ce business a grandi rapidement et, en deux ans, nous avions notre propre batiment et près de vingt employés.

Vous avez démarré vos activités vocales sur les bandes annonces dans les années soixante à une époque où, par exemple, Alfred Hitchcock pouvait se permettre de visiter le plateau de Psychose avec les spectateurs durant le film annonce de ce classique (près de 7 minutes, ce qui est inimaginable aujourd'hui !)

Non seulement vous prêtiez votre voix mais vous les écriviez et vous les conceviez. Vous avez graduellement, sur plus de quarante ans, changé cette conception et litérallement inventé la bande annonce moderne.


Don LaFontaine: C'est vrai. On était six au début. Un des plus talentueux était un jeune homme du nom de Ed Apfel, qui doit être crédité pour avoir créé certaines des phrases les plus populaires, phrases encore utilisées aujourd'hui. Je me suis découvert un savoir-faire pour l'écriture, et maintenant me voilà, 43 ans après, toujours en train de lire des variations sur des scripts que j'ai écrit au début des années soixante.

Pourriez-vous nous expliquer comment vous avez commençé à travailler sur les bandes annonces?

Don LaFontaine: Nous avons commençé avec des spots publicitaires pour la radio. Jusqu'au début des années soixante, les films étaient essentiellement promus de deux façons - la bande annonce cinéma et les publicités de presse écrite. La radio et la télévision n'étaient pas très utilisées. Les films annonce étaient produit par les studios, montés par les monteurs du film, et achevées chez National Screen Service à Los Angeles. Elles se ressemblaient toutes, boursoufflées, flashantes et surdosées de stars.

Comment les majors considéraient le film annonce en tant qu'objet de promotion à l'époque ?

Don LaFontaine: Dans les années soixante, des jeunes gens fraîchement sortis du collège ont rejoint le département publicité de la Metro-Goldwyn-Mayer, principalement Andrew J. Kuehn et Gordon Weaver. Ils voulaient étendre leur terrain d'action et suggérèrent que les studios fassent appel à des personnes extérieures pour la création de leurs matériels. Au même moment, une poignée de producteurs, dont Floyd et moi-même, demandaient du travail aux studios.

Inutile de dire que l'expérience fut un énorme succès. On est rapidement passé des spots radio aux spots télé puis aux bandes annonces elles-mêmes. Parmi les premiers succès il y avait des films comme Docteur Folamour, et cet autre Docteur, Jivago.

Pourriez-vous expliquer à nos lecteurs comment une bande annonce de film est conçue et comment on vous demande d'intervenir au cours du processus ?

Don LaFontaine: Ce processus a changé au fil des années. Aujourd'hui la société qui produit la bande annonce est souvent impliquée dès la première phase du tournage et travaille à partir de rushes afin de faire une pré-bande annonce qui sort bien longtemps avant la date de sortie du film.

Auparavant, on faisait habituellement appel à nos services alors que le film n'était pas encore monté. On nous donnait une copie en noir et blanc, sans aucun effet sonore ou visuel, souvent avec des scènes manquantes. Parfois on nous donnait un enregistrement de la musique du film. De ces matériels on créait la bande annonce et les spots radio et télévision.

Comment arrivez vous à créer des atmosphères tellement différentes, du thriller à la comédie, sans donner le sentiment que c'est la même voix encore et encore ?

Don LaFontaine: Les différentes atmosphères vocales me sont « dictées » par le script. Les mots me « disent » comment ils doivent être lus. Si vous passez l'une après l'autre deux bandes annonces avec le même thème de base, vous entendrez généralement une similitude dans la narration.

La question a dû vous être posée des milliers de fois mais pourriez-vous nous décrire une journée typique dans la vie professionnel de Don LaFontaine?

Don LaFontaine: Ce n'est plus comme il y a quelques années. Avant, j'avais une limousine qui me conduisait d'une session d'enregistrement à l'autre - au moins 26 en une seule journée. Maintenant je travaille à la maison, dans mon propre studio via des lignes téléphoniques numériques qui me relient à différents studios à travers le monde.

Aujourd'hui je fais essentiellement des publicités pour des programmes de télévision nationale, avec une bande annonce de temps en temps. Il y a plein de nouveaux artistes vocaux qui font une bonne part du travail sur les bandes annonces, il y en a même plus aujourd'hui qu'il y a quelques années. C'est devenu un créneau très populaire.

Pourriez-vous nous dire qui est Nita Whitaker ?

Don LaFontaine: Nita Whitaker est ma ravissante et talentueuse épouse. Elle a été la première femme d'origine afro-américaine à décrocher le titre de Miss Louisiane, dans cet état du sud qui a longtemps été connu pour sa politique ségrégationiste.

C'est une chanteuse de classe mondiale, qui se produit dans de nombreux concerts à travers le pays, et qui vient de terminer l'enregistrement de son troisième CD, LifeStories (en un mot). Les personnes qui souhaiteraient en apprendre plus à son propos devraient visiter le site http://www.nitawhitaker.com/.

En 1998 vous avez écrit le script d'un film appelé Sandman, que vous avez produit. Comment vous êtes vous lançé dans cette aventure ?

Don LaFontaine: Tout ça est parti de mes filles, qui me disaient qu'elles voulaient devenir chanteuses et actrices comme leur mère lorsqu'elles seraient plus grandes. J'avais une bonne caméra vidéo, alors j'ai décidé de leur écrire une petite scène pour qu'elles l'interprètent. L'idée était de l'éclairer et de la tourner de la même façon que pour un film de cinéma, avec de multiples prises, des plans principaux et des fondus, afin de leur montrer combien faire un film peut être parfois pénible.

Ca a pris d'incroyables proportions, le script a dépassé les 100 pages. J'ai écrit aussi cinq chansons pour le film. On a recruté un ami dans le métier, Ernie Lively, pour nous aider. Il avait un petit studio de tournage avec des caméras professionnelles. On avait des plateaux, des miniatures, des effets informatiques et de nombreux amis qui étaient habitués des « guest stars » dans les séries télé. Parmi les enfants, Blake Lively est devenue plus tard une véritable vedette avec The Sisterhood of the Traveling Pants et Accepted.

On a même eu droit à une première. C'est un « film fait à la maison » sur une plus grande échelle, que les enfants peuvent apprécier même devenus grands.

Internet a changé la manière dont les films sont promus. Les bandes annonces sont disponibles sur des sites officiels, des sites sont consacrés exclusivement à ce support et même la télévision use et abuse maintenant de ce type de matériel promotionel (films annonces, featurettes...) pour parler des films.

Don LaFontaine: Les bandes annonces sont toujours produites pour le grand écran. L'effet d'Internet ne peut être minimisé, mais je crois que les gens veulent toujours faire cette expérience du grand écran. Voir une bande annonce sur le petit moniteur d'un ordinateur ne peut rivaliser avec le fait de la voir dans une salle de cinéma avec un son THX Dolby sortant d'une centaine de haut-parleurs.

Le fait qu'Internet est maintenant pratiquement le premier medium à montrer une bande annonce a-t-il une incidence sur le contenu même de ce matériel ?

Don LaFontaine: La disponibilité sur Internet n'a pas changé le contenu des bandes annonces, mais il existe du matériel exclusivement destiné aux ordinateurs, comme celui produit pour les sites de films. Ce sont des outils de promotion très efficaces.

A part les bandes annonces, quelles sont vos autres activités professionnelles ?

Don LaFontaine: Comme je l'ai mentionné plus tôt, je fais beaucoup de promos pour nos grands réseaux nationaux de télévision. Je fait aussi les annonces internes de programmes comme America's Most Wanted. Plus récemment je suis apparu devant la caméra, comme invité dans des émissions comme Extreme Makeover, Home Edition, le Early Show de CBS, et une publicité très populaire pour une compagnie d'assurance automobile. Je suis aussi apparu en invité dans un film, I See You Dot Com, qui cherche un distributeur.

Vous êtes considéré comme une espèce d'icône de la Pop culture, et votre voix est même souvent le sujet de parodies. Bien plus que ça, vous avez établi les standards utilisés par les artistes vocaux contemporains, et certaines de vos bandes annonces sont devenues des classiques. Quelles sont les bandes annonces dont vous êtes le plus fier ?

Don LaFontaine: Il est quasiment impossible de répondre à cette question. J'ai travaillé sur près de 5000 films tout au long de ma carrière, et j'ai prêté ma voix à près de 4000 d'entre eux. Il y a eu beaucoup de grands moments, et en isoler un ou deux serait impossible. J'ai essayé dans le passé, et chaque film que je mentionne me mène à un autre que j'aime de la même manière. C'est très frustrant.

Savez-vous qu'en France il y a un artiste en doublage assez connu qui prête sa voix à un nombre considérable de bandes annonces. Comment expliquez-vous cette similitude entre les Etats-Unis et la France ?

Don LaFontaine: Etre artiste vocal pour les bandes annonces est un travail très exigeant. Si un acteur français arrive à doubler la plupart des bandes annonces ça doit vouloir dire qu'il est bon dans sa partie. Beaucoup d'hommes et de femmes essayent de réussir dans ce métier mais peu y arrivent. Ce n'est pas comme, disons, vendre des voitures ou de la soupe. Il faut une approche particulière qu'il est très dur de reproduire sans véracité.

Sur quoi travaillez-vous au moment de cette interview? Quels sont vos prochains projets professionnels ?

Don LaFontaine: Je ne sais jamais quel sera mon prochain projet. On m'appelle pour lire sur des tas de films dans le courant de l'année, récemment plus sur des comédies que des films « sérieux » - ce qui est ironique parce que c'est ma lecture « sérieuse » qui est la plus imitée - mais je ne sais jamais quelles lectures vont être utilisées dans le produit fini, jusqu'à ce que je vois le résultat en salle.

Je travaille en ce moment sur du matériel pour Dreamgirls, Hairspray et un film qui s'appelle Firehouse Dog. Comme je l'ai dit auparavant, le nombre de bandes annonces a considérablement diminué pour moi, en comparaison de ce que je faisais il y a quelques années, et c'est très bien. Si ça s'arrêtait complètement demain, je serais reconnaissant pour la durée de ma carrière. Ca couvre près d'un demi-siècle et c'est déjà pas mal.

In English: http://tattard2.blogspot.com/2008/05/don-lafontaine.html

(Entretien réalisé en 2006)

jeudi 29 mai 2008

SUPERMAN RETURNS - THE COMPLETE SHOOTING SCRIPT

Le script complet du très attendu retour de l'icône la plus illustre de la Pop culture américaine est maintenant disponible avec des scènes absentes du montage final du film, des interviews exclusives et une très intéressante sélection de storyboards. Un regard instructif et utile sur Superman returns, le film dirigé par Bryan Singer.

« J'ai toujours eu cette idée pour un film de Superman, que Superman serait parti quelque part puis reviendrait... » (Bryan Singer, interviewé par David Hugues, Superman returns - The complete shooting script)

RETURN OF THE CLARK

« Il y a un Superman pour chaque génération. » (Michael Dougherty, co-scénariste, interviewé par David Hugues)

Produire un blockbuster à Hollywood est aussi douloureux que réfléchi (en principe), et il n'y a aucune raison que le retour de l'Homme d'acier sur le grand écran soit l'exception à cette règle. Spécialement lorsque le dernier opus en date de la franchise se trouvait être le Superman IV de Golan & Globus (1987). Avec l'arrivée triomphale du dvd et l'ascension d'internet comme d'un outil essentiel de marketing, les étapes les plus intimes de la production d'un film ne sont plus du tout un secret pour l'amateur de cinéma. Et bien après la sortie sur grand écran du produit fini, les éditions « spéciales-exclusives-alternatives-director's cut-collector-de luxe » des dvd permettent aisément de jouer au jeu du Et si ?

Mais l'outil le plus efficace pour comprendre la complexité de l'art de livrer un blockbuster reste le scénario du film, souvenez vous de celui de Chapeau melon et bottes de cuir (1998), écrit à une époque où les amateurs de cinéma et de séries télé n'avaient pas la moindre notion de ce que serait une connexion adsl et où le support VHS était le roi du monde.

« ... et c'est ce qu'il y a de formidable dans le fait de publier le script complet. Le retour sur Krypton n'est pas dans le film, par exemple. » (Dan Harris, co-scénariste, interviewé par David Hugues)

KRYPTON: EN AVOIR OU PAS

« Il y a beaucoup de scènes dans le script qui ne se sont pas retrouvées dans le film, parce que le film aurait duré trois heures et demie...» (Dan Harris)

On ne peut s'empêcher de rester perplexe devant la propension actuelle de l'industrie du cinéma de concevoir des blockbusters de plus de deux heures et demie alors que 90 ou 120 minutes maximum (avec une bonne dose de patience et sans poker) suffiraient. La version finale de Superman returns/Le retour de Superman fait 154 minutes, une durée qui implique beaucoup de choix cruciaux si ce n'est drastiques de Bryan Singer et de son équipe dès le tout début du film, particulièrement avec un budget estimé de 270 millions de dollars US. Un cas notable de sacrifice éditorial se produit dès la fin du générique avec l'abandon du voyage de Superman vers son Krypton natal - remplaçé dans le film par la scène cynique mais drôle de Lex Luthor - en perruque - au Manoir Vanderworth.

«... tous les hommes mérient une seconde chance » (Gertrude Vanderworth, femme de foi)

Reconnaissons le : les différences entre un scénario et ce qu'il en reste à l'écran sont toujours fascinantes. De la conversation entre Martha Kent - la mère adoptive de notre homme en rouge et bleu - et son ami Ben Hubbard (qui a dit « a little less conversation, a little more action » ?) à des détails comme quand Lex siffle Sympathy for the Devil peu après le dernier souffle de Gertrude, ou des lignes de la scène des bulletins d'information étrangers. Ou encore comment Lex s'est arrangé pour éloigner Superman en l'envoyant à la recherche des fantômes de Krypton (« Au fait. Toutes ces photos. Ces histoires à propos de Krypton existant toujours. C'était moi »).

Ces éléments et bien d'autres encore font de Superman returns - The complete shooting script non un livre de plus lié à une franchise cinématographique mais un étonnant et révélateur voyage au cœur de la production d'un blockbuster. C'est presque un journal de production du film.

LA TENTATION DU CHIEN

« Lex, il nous en reste six. » (Kitty, lost... avec l'autre)

Superman returns/Le retour de Superman est un film très long mais le scénario complet, tel que proposé par Titan Books, atteste de la sincérité de M. Singer et de Warner Brothers, le résultat final est le fruit de décisions éditoriales difficiles et non une sorte de bande annonce d'une édition complète du dvd. Superman returns - The complete shooting script est un complément indispensable au film.

Après des interviews exclusives de Bryan Singer, Michael Dougherty et Dan Harris ainsi que le script proprement dit, arrive une intéressante sélection de scènes du storyboard : « Lex gets funded/Lex se renfloue » (Lex avec Gertrude Vanderworth), « The Bank Robbery/L'attaque de la banque » et « Catching the Daily Planet Globe/Le globe du Daily Planet ». « The Bank Robbery » est aussi spectaculaire sur le papier qu'à l'écran et « Lex gets funded » mérite une attention particulière. Notez comment Bryan Singer a abandonné l'idée de Lex donnant un coup de pied au chien mais n'a pas vu d'objections au concept du toutou de Kitty comme repas façon Koh Lanta (Scooby snacks?)

Le salut au héros, le retour de l'Homme d'acier...

« Dans la grande tradition des films passés, Superman s'envole vers les cieux. Il nous sourit, se retourne et s'éloigne vers le lever du soleil. »

In English: http://tattard2.blogspot.com/2008/05/superman-returns-complete-shooting.html

samedi 24 mai 2008

ROCKY BALBOA

A Nathalie ATTARD et Eric SALOU

Retiré depuis longtemps des rings, Rocky Balboa, un des plus grands champions de l'histoire de la boxe, partage son temps entre les visites sur la tombe de son épouse décédée d'un cancer, les pélérinages sur les lieux de son passé à Philadelphie avec son beau-frère et confident Paulie, la direction de son restaurant et ses tentatives pour se rapprocher de son fils.

Lorsqu'une chaîne câblée sportive montre un combat virtuel entre Rocky Balboa et l'actuel champion, le très controversé Mason « The Line » Dixon, remporté par le champion à la retraite, Rocky décide de reprendre la boxe au niveau local. Mais les promoteurs de Dixon ont autre chose à lui proposer.

« Une fois dans une vie, durant un moment de mortalité, on doit essayer de saisir l'immortalité ; sinon on a pas vécu. » (Sylvester Stallone)


Années 1980, après le jingle de la United Artists composé par Joe Harnell retentissaient dans les salles obscures les mesures du thème de James Bond tandis que Roger Moore tirait sur un adversaire invisible, ou bien la fanfare de Rocky composée par Bill Conti. Le vingtième siècle était le siècle des héros et United Artists nous offrait deux des plus grands. On devenait cinéphile pour moins que ça.

LE PRESTIGE

« Ce n'est pas fini tant qu'il n'y a pas la cloche. » (Rocky Balboa)

2006, James Bond n'est pas revenu depuis quatre ans, il aurait été porté disparu du côté du Montenegro. La United Artists d'antan n'est plus et ses deux grands héros du siècle précédent sont la propriété de Leo le lion et de la dame qui a le visage d'Ida Lupino. Après Casino Royale renouer avec l'autre grande figure mythique de la UA relevait du sacerdoce voire du masochisme. Et pourtant...

Lorsque le tournage d'un nouvel opus de la saga Rocky est annonçé en automne 2005 le consensus général au sein de la critique cinématographique américaine est que le jour de sa sortie sera un véritable jeu de massacre. Sylvester Stallone n'a plus son aura médiatique de star hollywoodienne depuis longtemps, ses derniers films sont pratiquement tous sortis directement en dvd, le premier Rocky date de 1976 et Rocky V (c'était l'époque où on collait encore des chiffres romains aux titres de films) de 1990, autant dire l'Antiquité pour les spectateurs de l'ère d'internet.

« But he's no bum, he works down the street
He bought the neighborhood deli
Back on his feet, now he's choppin' up meat »
(Weird Al Yankovic, Theme From Rocky XIII (Rye And The Kaiser), parodie de Eye of the Tiger)


Sylvester Stallone, grand acteur, grand réalisateur et auteur, star du cinéma d'action et créateur d'un des personnages les plus illustres de la culture populaire occidentale, fait le Fernando Lamas ou David Hedison de service dans des apparitions classieuses et amicales pour Las Vegas (la série avec James Caan), le La croisière s'amuse des années 2000. Quant aux deux autres icônes du blockbuster d'action à l'ancienne, Arnold Schwarzenegger gouverne l'état de Californie et Bruce Willis est Bruce Willis en attendant de redevenir John McClane relooké à la action concept.

Déjà déconsidéré et moqué du temps de ses triomphes, Stallone n'est plus que le souvenir du champion du box office qu'il fut. Rien qu'en France, l'homme est depuis longtemps synonyme de rire à peu de frais grâce au commandant Sylvestre des Guignols de l'info. Dans ces conditions certains se demandent bien pourquoi la MGM, rachetée par Sony/Columbia, et Revolution Studios, la compagnie de Joe Roth, tiennent tant que ça à offrir à « Sly » un dernier tour de ring en tant que réalisateur, scénariste, producteur et acteur de ce Rocky Balboa.

La réponse est simple : c'est précisément de ça dont il s'agit. Ceux qui connaissent bien l'œuvre de Sylvester Stallone le savent, le créateur ne fait qu'un avec sa création. Rocky Balboa n'est pas le seul à devoir une fois encore grimper les marches qui mènent au Musée des Beaux-Arts de Philadelphie.

PHILADELPHIA STORY

« Je me sentais obligé d'essayer et de finir la série comme elle aurait dû se terminer. J'ai été très négligent avec Rocky V[dans les années 1990]. Ca n'a laissé le moindre espoir à personne. Ca reflète bien où j'en étais à l'époque. » (Sylvester Stallone)

Sylvester Stallone veut donner à ce dernier épisode de la saga le cachet du premier film. Le tournage dure 38 jours à Las Vegas, Los Angeles et Philadelphie (et non a Vancouver, Sydney ou Prague, rien que cela mériterait une nomination aux Oscars ®) avec un budget de production estimé à 24 millions de dollars américains, ce qui comparé au tournoi de poker de Casino Royale à 150 millions de dollars US ferait passer Rocky Balboa pour un film indépendant.

« Tu sais on dit que si tu vis durant longtemps dans un endroit tu deviens cet endroit. » (Rocky Balboa)

Rocky Balboa n'est pas monté sur un ring depuis très longtemps. Il habite toujours à Philadelphie et possède un restaurant italien très fréquenté, le Adrian's, fondé en 1995 et baptisé ainsi du prénom de son épouse, décédée en 2002 d'un cancer. Sa gloire passée de champion demeurée intacte, il enchante ses clients et invités avec le récit de ses grands combats (notamment contre Apollo Creed) et occupe le reste de son temps avec des visites sur la tombe d'Adrian et des pélérinages nostalgiques sur les traces de son passé (l'animalerie où travaillait Adrian lorsqu'il lui faisait la cour, les vestiges de la patinoire...) en compagnie de son meilleur ami, beau-frère et confident, le grognon Paulie (Burt Young, touchant d'humanité et de drôlerie).

Son fils, Robert « Rocky, Jr » (Milo Ventimiglia) n'a pas véritablement trouvé une voie qui lui conviendrait. Employé dans une firme de courtage, il fuit son père et ne se rend jamais sur la tombe de sa mère au grand dam de son oncle. Il a les pieds bien ancrés dans son temps alors que Rocky Balboa est ancré dans les lieux qui ont marqué sa vie.

LA LÉGENDE S'ECRIT JUSQU'AU DERNIER ROUND

« La vie te mettra à genoux et tu y resteras si tu renonces. Toi, moi, personne ne frappe aussi dur que la vie. Il ne s'agit pas de comment tu frappes, mais de comment tu es frappé et comment tu vas de l'avant, ce que tu peut endurer pour continuer à avancer. C'est comme ça qu'on gagne ! » (Rocky)

Au détour de sa nostalgie, Rocky retrouve Marie (Geraldine Hughes), croisée trente ans plus tôt. Elle est barmaid et a un fils adolescent, « Steps » (James Francis Kelly III), avec qui il sympathise et choisit son nouveau chien, Punchy. Punchy est une métaphore de Rocky Balboa, un vieux chien qui a encore quelques tours en réserve, à moins que ce ne soit la vie qui lui joue un dernier tour...

Un combat virtuel (« en dessin animé » comme dit Paulie) entre l'actuel champion, le controversé Mason « The Line » Dixon (Antonio « Magic Man » Tarver, authentique boxeur professionnel) et un Rocky Balboa au temps de sa splendeur sportive se solde par la victoire de Rocky et incite ce dernier à reprendre la boxe à un niveau modeste.

« Et tu répètes tout le temps, « Muhammad, tu n'es pas l'homme que tu étais il y a dix ans. » Et bien j'ai demandé à ta femme, et elle m'a dit que tu n'es pas le même homme qu'il y a deux ans ! » (Muhammad Ali répondant à Howard Cossell, When we were kings)

Dixon est accusé par les puristes de dénaturer le Noble Art faute d'adversaire à la hauteur, dans une catégorie (« les lourds ») longtemps dominée par les charismatiques Muhammad Ali, Joe Frazier, George Foreman, Mike Tyson (qui apparaît dans Rocky Balboa), etc... Devant l'efficacité guerrière et expéditive de Mason les media spécialisés et le public regrettent l'âge d'or et ses promoteurs voient dans l'idée d'un combat « exhibition » entre leur client et l'ancienne gloire de la boxe l'opportunité de redorer son image.

« J'ai encore des trucs pas rangés dans ma cave. » (Rocky)

La série des Rocky n'a jamais trompé son public même si parfois le personnage et son créateur se sont égarés en parallèle avec les errements de leurs temps. Chacun des films qui la constitue est un chapitre d'une vie guidée par des qualités et des défauts, par des choix et des erreurs, des triomphes et des défaites et la volonté de trouver un sens à ce qui fait que l'on est encore vivant malgré les coups durs. Les Rocky sont des films sur la boxe, sur la boxe comme reflet de la vie dans son âpreté et sur la vie elle-même.

NOUS AVONS GAGNÉ CE SOIR

« Le seul respect qui compte est le respect de soi. » (Martin, Rocky Balboa)

Respect et honnêté animent Rocky Balboa. Stallone ne triche pas avec le spectateur. Sa réalisation est d'une sobriété formelle chaque fois que l'intimité, la nostalgie et les personnages l'exigent, filmant Philadelphie comme si la caméra, dirigée par John Avildsen en 1976, n'avait jamais cessé de tourner. Il endosse l'exagération stylistique des media contemporains pour mettre en scène le spectacle autour du sport (les séquences avec les chaînes sportives, la conférence de presse...) et ajoute un chapitre à l'histoire du sport au cinéma en nous offrant le plus beau combat (par ses enjeux humains) de toute la série.

Le scénario est d'une grande sincérité, à la fois accessible au spectateur (ou la spectatrice) qui découvrirait le personnage pour la première fois et respecteux des admirateurs de l'homme et du héros, avec ces retours émouvants sur les moments clés de la vie du champion, ses dilemmes personnels, sa générosité et ses valeurs. Les proches du héros sont toujours là, comme Duke (Tony Burton), fidèle d'entre les fidèles.

« When troubles call, and your back's to the wall
There a lot to be learned, that wall could fall »
(Frank Sinatra, High Hopes)


Spider Rico (Perdo Lovell, présent dans Rocky) est l'invité permanent de Rocky à son restaurant et décide de payer en retour cette gentillesse en allant faire la plonge dans les cuisines. « Petite Marie » a grandi et contribue à aider Rocky à aller de l'avant et bien sûr Paulie est toujours Paulie, faisant de la peinture durant les pauses aux abattoirs où il travaille toujours, culpabilisant d'avoir parfois involontairement fait souffrir sa sœur Adrian, mais se sentant revivre à la faveur du retour de Rocky Balboa sur le ring et négociant des contrats publicitaires comme au bon vieux temps.

Bill Conti, alter-ego musical de Rocky, compositeur de tous les films (sauf le quatrième) est toujours là. Pas de chanson à la Survivor mais des thèmes familiers tels que la fanfare d'ouverture - un des plus grands thèmes de l'Histoire du cinéma, le toujours émouvant Mickey, Gonna Fly Now ou le sublime Rocky's reward - avec parfois de discrets nouveaux arrangements.

Magnifique, émouvant, drôle, épique, intelligent, nostalgique, optimiste... Rocky Balboa est tout cela. Le poker a remplaçé le baccarat mais Rocky ne change pas, il se bonifie, il vieillit, évolue avec son créateur et avec nous. Le Musée des Beaux-Arts de Philadelphie est notre Everest à tous, comme le montre le très beau générique de fin avec ces personnes, hommes, femmes et enfants, qui grimpent les marches menant au batiment dans un clin d'œil au champion.

Parce que pourvu que l'on se sente vivant il y a du Rocky en chacun d'entre nous.

« Comme Rocky Balboa, elle allait travailler. Travailler encore et encore. » (Emmanuèle Bernheim, Stallone)

vendredi 23 mai 2008

HISTOIRES DE TOURNAGES CHEZ DEVILDEAD

L'excellent blog de Philippe Lombard, journaliste de cinéma, cinéphile, spécialiste émérite du cinéma de genre et auteur de divers livres (dont un ouvrage de référence sur La Panthère Rose), devient pour notre plus grand plaisir un mini-site hébergé par devildead.com (http://www.devildead.com/).

Au menu, le contenu de son ancien blog et des nouveautés (http://histoiresdetournages.devildead.com/).

jeudi 22 mai 2008

WHAT EVER HAPPENED TO ORSON WELLES?

« Du plus grand chef d’œuvre de l’Histoire du cinéma aux publicités pour le vin », tel est le résumé commun, si ce n’est paresseux, de la carrière peu commune d’Orson Welles, le premier renégat créatif de l’industrie du cinéma. En partageant ses points de vue très intéressants sur les différents aspects des grand mystères de Welles, l’historien du cinéma Joseph McBride donne au cliché de l’auto-destruction d’un génie le traitement définitif qu’il mérite et nous offre une étude sincère, honnête et unique des voyages d’un extraordinaire chevalier errant amoureux du cinéma.

« Ce qui est surprenant c’est que j’ai pu durer autant. » (Orson Welles, cité dans What Ever Happened to Orson Welles?, Page 18)

ET IL N’EN RESTA PLUS?

« Je me sens jeune, heureux, et prêt à faire des films. » (Orson Welles en 1982)

Le meilleur moyen de trouver la réponse à une énigme est d’établir un postulat correct. Un des clichés les plus tenaces de l’Histoire du cinéma est que, en 1941, Orson Welles a donné au monde Citizen Kane, que le réalisateur français François Truffaut a appelé « le film des films » puis , dans les années 1980, a tourné ces publicités pour le vin (« chaque vin en son temps »).

Parmi le public, l’opinion générale ne vaut guère mieux. La merveilleuse scène du film Last Action Hero, avec l’extrait de la version 1948 de Hamlet, réalisée par Laurence Olivier ( « Maintenant vous allez voir une scène du film de Laurence Olivier. Vous l’avez peut-être vu dans la publicité Polaroid – ou en Zeus dans Le choc des Titans ») pourrait facilement être transposée avec Orson Welles. Est-ce la voix de Robin Masters dans la série Magnum ou Unicron dans Transformers: le film (1986) ? Le Chiffre dans Casino Royale (1967)? Qui est ce Orson Buggy parodié par le grand comique britannique Benny Hill dans un des plus célèbres sketches de son show ?

Il y a bien quelque chose entre la caricature d’une carrière soi-disant ratée dans le domaine de la réalisation et les cendres de l’oubli. What Ever Happened to Orson Welles? A Portrait of an independent career comble le fossé de l’ignorance, avec l’aide de l’auteur Joseph McBride et de l’éditeur University Press of Kentucky – foyer d’une magnifique biographie de l’acteur Peter Lorre: The Lost One – A life of Peter Lorre.

ORSON, FILS PREFERE DE L’AMERIQUE

« En dépit de la reconnaissance que Welles, alors âgé de 25 ans, reçut pour son premier film, le retour de baton causé par son portrait fictif du puissant patron de presse William Randolph Hearst provoqua un dommage permanent à la carrière hollywoodienne de Welles. » (Joseph McBride, What Ever Happened to Orson Welles? Portrait of an independent career, Page 4)

« Dessinateur, acteur, poète, et seulement âgé de 10 ans ». Ainsi est présenté le jeune Orson Welles à l’attention du grand public au travers d’un article publié en 1926 par un journal local. Couverture de Time Magazine en mai 1938, à l’âge de 23 ans, coqueluche de la scène, vedette de la radio, Orson Welles est probablement le premier « Wonder Boy » de l’industrie de l’Entertainment – Time Magazine utilise les mots « Marvelous Boy » (What Ever Happened to Orson Welles? Portrait of an independent career, Page 30).

Lorsqu’il terrorise tout un pays avec son adaptation de La Guerre des Mondes, de HG Wells, pour la radio CBS tout semble alors possible pour un homme qui peut convaincre ses compatriotes que les Martiens envahissent les Etats-Unis. Et George J. Schaeffer, nouveau président de RKO Pictures, lui ouvre les portes de Hollywood avec un contrat pour deux films (signé le 21 juillet 1939) et une liberté totale de création.

« Mais engager l’audacieux et controversé Welles, qui allait aborder Hollywood d’une manière peu orthodoxe, était un pari majeur pour un nouveau président de studio. » (What Ever Happened to Orson Welles? Portrait of an independent career, Page 33) La relation entre Hollywood et les Auteurs est un des problèmes majeurs illustrant le paradoxe du fait que le cinéma est à la fois un art et une industrie, et Orson Welles est la quintessence du cas d’école de la complexité de ce paradoxe. Après tout, « les studios hollywoodiens voulaient d’abord Welles comme acteur, pas comme réalisateur » (Page 32). Welles triomphant, un pied dans l’Usine à rêves, prend le chemin de Xanadu.

A XANADU, KUBLA KHAN...

« Dès le début sur Citizen Kane, Orson Welles était un homme ciblé. » (Richard Wilson, assistant de Welles sur Kane, Page 32)

Perçu comme un outsider presque immédiatement par le système hollywoodien, soutenu (au moins au début) par Schaeffer mais pas par les autres décideurs entre les murs de la RKO, Orson Welles, d’une certaine manière, scelle sa carrière naissante en tant que metteur en scène lorsqu’il démarre le tournage de Citizen Kane (1941), son prototype de biopic basé sur la vie du magnat de la presse William Randolph Hearst – un homme moins magnanime que Rupert Murdoch bien des années après avec le Elliot Carver, le méchant de Demain ne meurt jamais (1997).

Offenser les Dieux n’est pas affaire sans conséquences, spécialement lorsqu’ils ont été dérangés par certaines de vos actions par le passé. « Welles était la bête noire des journaux de Hearst longtemps avant la controverse sur Citizen Kane. Ses vues politiques progressistes, exprimées oralement et par écrit, et son travail politiquement radical sur la scène new-yorkaise, ont fait de lui une cible de choix à la fin des années 1930» (What Ever Happened to Orson Welles? Portrait of an independent career, Page 45).

Des manoeuvres autour de la sortie du film font du tort à Kane malgré un plébiscite artistique – L’impressario Billy Rose dit à Welles : « Arrête là, petit, tu ne pourras pas faire mieux. Arrête pendant que tu es au sommet » (Page 42). Mais rien ne blessera plus Orson Welles, à l’époque, que les tourments subis par La splendeur des Amberson (1942), son film suivant pour RKO : « Ils ont détruit Ambersons et le film lui-même m’a détruit » (Page 62). Le journaliste de cinéma et réalisateur Peter Bogdanovich qualifia le sort de Splendeur de « plus grande tragédie artistique du cinéma ».

THE LONG AND WINDING ROAD

« Hollywood est une banlieue plaquée or pour les golfeurs, les jardiniers, les intermédiaires de toutes sortes et les stars de cinéma auto-satisfaites. Je ne suis rien de tout cela. » (Page 81)

Le plus grand des mystères d’Orson Welles est une croyance persistante que l’homme et sa carrière furent des ratages au-delà des promesses de Kane – Welles confia à propos du conseil de Billy Rose : « Peut-être qu’il avait raison ». Des chefs d’œuvres absolus comme La dame de Shanghai (1947) ou Le procès (1962) suffiraient normalement à remettre les choses en perspective mais What Ever Happened to Orson Welles? Portrait of an independent career n’est certainement pas une réhabilitation en 344 pages du maître. Le critique et spécialiste Joseph McBride conte les années « perdues » (au moins pour l’insconscient collectif américain) dans la vie créative de Welles, avec une touche personnelle du plus grand intérêt : « A l’âge de 23 ans, alors que je finissais mon premier livre sur Orson Welles, j’eu la bonne fortune non seulement de rencontrer le légendaire et insaisissable metteur en scène mais aussi, et même de manière plus improbable encore, je suis devenu un personnage dans un de ses films. »

Août 1970, le journaliste et auteur McBride essaie d’attirer l’attention du réalisateur bohème – revenu à Hollywood après ses mésaventures européennes – lorsqu’il rencontre Welles pour la première fois, grâce à Peter Bogdanovich (« J’ai Orson sur l’autre ligne »). Orson Welles va entamer des tests pour son nouveau projet de film, The Other side of Wind (« Est-ce que c’est un film de cinéma ? » demande Joseph McBride, « Nous l’espérons » répond Welles), l’histoire d’une fête désastreuse à Hollywood et le dernier jour de la vie d’un metteur en scène interprété par le réalisateur-acteur John Huston et imaginé par Welles comme une figure à la Ernest Hemingway.

Mais, derrière une situation dont rêverait tout journaliste de cinéma, se cache plus qu’une rencontre entre un réalisateur et un critique fasciné par ses œuvres (« Vous êtes le seul critique qui comprenne ce que j’essaie de faire »)… Orson Welles veut un rôle de cinéphile professionnel dans sa production et Bogdanovich croit que McBride serait parfait pour le personnage. Le tournage de
The Other side of Wind
durera six ans (« Vous êtes dans ce film depuis trois ans ? » demanda plus tard Huston), puis la finalisation compliquée du film sera surpassée par une longue bataille sur sa propriété.

L’AUDACIEUX

« Ca représente 2% de cinéma et 98% d’arnaque. Ce n’est pas une façon de vivre. » (Orson Welles, cité dans What Ever Happened to Orson Welles? Portrait of an independent career, Page 87)

« En partie par nécessité, en partie par choix, Welles a poursuivi sa propre conception des films en indépendant, largement en finançant ses propres œuvres et en luttant pour les terminer et les distribuer. » (Page 4) Alors, qu’est-il donc arrivé à Orson Welles après La splendeur des Ambersons? Qu’est-il donc arrivé à l’audacieux ? Joseph McBride donne au lecteur une vue en profondeur des nombreuses vies du chat au chapeau magique : auteur de chapitres majeurs de la grande Histoire du cinéma, acteur, scénariste, magicien, artiste vocal…

« Comme réalisateur, par exemple, je me paye sur mes boulots d’acteur. J’utilise mon propre travail pour financer mon travail. En d’autres termes je suis dingue. Mais pas assez dingue pour prétendre que je suis libre. » expliquait Welles. Premier des metteurs en scène hors du système, pionnier d’une véritable indépendance cinématographique, homme de la Renaissance dans un empire de philistins. What Ever Happened to Orson Welles? Portrait of an independent career n’est pas seulement la somme de l’érudition infinie de Joseph McBride sur Orson Welles, c’est le récit sur un des derniers aventuriers de l’industrie cinématographique par un des protagonistes d’une de ses aventures les plus passionnantes, narré avec humilité et honnêteté intellectuelle (« Mon idole était descendue de son piédestal pour me gifler en pleine face », Page 160).

Orson Welles n’est pas mort, il filme des scènes de son prochain film quelque part de l’autre côté du vent et Joseph McBride vous invite en tant que privilégiés à assister au tournage de sa dernière œuvre d’art : c’est peut-être Monsieur Arkadin, ou bien Une Histoire immortelle… Une sortie de The Other side of Wind est prévue pour 2008. La fascination pour son oeuvre est la plus grande des magies d’Orson Welles, et What Ever Happened to Orson Welles? Portrait of an independent career est le billet pour le prochain spectacle du maître (http://www.kentuckypress.com/viewbook.cfm?Category_ID=1&Group=42&ID=1324).

« Je suis amoureux du fait de faire des films » (Orson Welles, cité dans What Ever Happened to Orson Welles? Portrait of an independent career, Page 87)

In English: http://tattard2.blogspot.com/2008/05/what-ever-happened-to-orson-welles.html